Prince Interviews

ROCK & FOLK (1997)



Janvier 1997

Entretien avec le Vampire

Véritable odyssée de la grande musique américaine, du dixieland à la techno en passant par le gospel, le triple "Emancipation" du Funkster de Minneapolis est une façon boîte noire, témoignant d'une époque surannée où les gens qui enregistraient des disques étaient encore des musiciens. Occasion d'un entretien exclusif à domicile, dans les studios de la Diva.

Il pleut autour de l'immense cube de béton blanc et de verre de Paisley Park, planté dans la nuit froide de Chanhassen. Seuol le fameux sigle imprononçable clignotant en lettres de néon rouge signale la demeure de Prince Roger Nelson pour l'état civil. Enfin "affranchi" de la Warner, qui à l'en croire aurait freiné pendant de nombreuses années la sortie de ses productions, incapable de suivre ce rythme infernal, l'artiste a réuni la presse mondiale pour écouter en avant-première son nouvel album intitulé "Emancipation". Ceux qui l'ont dèjà acheté, et ont feuilleté le livret, n'ignorent plus rien du hall d'entrée des studios de Prince, de ses atroces peintures new-age, de ses nuages bleutés, disques d'or et autres sols de marbre, ornés du "Lovesymbol".

Gigantesque opération de charme, destinée à effacer des années de productions médiocres et une réputation d'égomaniaque cynique englué dans une théorie de mauvais délires autosuffisants, Prince a donc ouvert ses portes à une petite centaine de personnes invitées à se restaurer à une dizaine de buffets exotiques tout en découvrant les nouvelles chansons. Une dizaine de titres suffit à prouver que Prince a retrouvé ses marques. Du cyber-gospel de "Slave" à la rave d'intérieur "The Human Body" en passant par l'extraordinaire "New World" pulsant techno, Prince semble plus que jamais en phase avec cette post-histoire du rock dans laquelle tout vaut tout. On pense à la "Cité Des Femmes" de Fellini, à Mastroianni déambulant hagard dans sa galerie de portraits, titillant ces hologrammes de conquètes fanées orgasmant sur commande. On pense aussi à la troisième inactuelle de Nietszche dans laquelle le monde se réduit à un immense vestiaire où les costumes de toutes les époques attendent d'être portés par le surhomme. Oui, le monde est un musée et Prince n'est pas et de loin le plus désenchanté des guides, rêvant à de grandes architectures futuristes, plus modernes que rien ne l'aura jamais été. C'est ce mélange d'utopie et de nostalgie originaire, c'est cette mort de tout entamant dès l'origine l'oeuvre, qui fait le prix du Prince en orbite de toute l'insignifiance de que l'on produit aujourd'hui sous le nom de rock.

Boxeur

Comment serait-il démodé celui qui, depuis toujours, se projette dans le néant du simulacre, s'amuse du rien, livre du vent ? Prince est un enchanteur qui a choisi la musique pour parer l'ennui de couleurs mobiles. "Style", ânonne-t-il de cette diction nasillarde et épuisée du boxeur noir, incapable, après avoir joué au dur, de résister à l'envie de faire son danseur mondain, patinant sur le givre d'un falsetto inutile et délicieux. En soupape, des torsions électroniques rappellent au visiteur étourdi la formidable machinerie travaillant sous la froideur du marbre. Sortant miraculeusement des cintres, des sections cuivres foudroyantes tissent un décor de sucre arachnéen dans lequel le lutin dévoyé torture les airs du jour ("One of Us" de Joan Osborne) de sa guitare acide, accompagné d'un cerbère rapper ("Da Da Da" plus Dr Dre que n'importe quel Snoop), avant de libérer le noir en lui ("The Love We Make" ou "Friend, Lover, Sister, Mother/Wife"). Dans son petit théatre de marionnettes virtuel, Prince aura, le temps de trois heures étonnantes d'"Emancipation", endossé les oripeaux du meilleur Springsteen ("The Holy River") et rendu de bien troublants hommages à sa muse Joni Mitchell ("Curious Child" ou "Dreaming about You") témoignant - en plus de l'absolue virtuosité de l'interprétation, de la rigueur de l'écriture et de l'originalité des arrangements - d'une maîtrise de tous les styles et idiomes de la musique américaine de ces trente dernières années.

Trilles acides

Il est là d'ailleurs dans cette pièce où les pontes de Capitol (Nouveau distributeur américain de NPG Records, label du maître), vaguement intimidés, son appelés à lui serrer la main. Courte apparition de dentelle noire au bras de Mayte, la muse mariée l'an dernier à Hawaii, avant de se retirer pour revêtir l'habit de lumière et réapparaître dans l'immense hangar tendu de blanc et balayé de motifs laser comme un show de Mugler où, en prélude au concert, on projette en première mondiale le clip de "Betcha By Golly Wow !" repris aux Stylitics de l'enfance pour servir de premier single. Quand "Emancipation" s'affiche en mondovision sur l'écran autour de minuit, et que l'angelot crève l'écran vierge de ses rêves de félicité, Peter Pan swinguant en velours d'un mauve ducal au milieu de ses naïades noires, la partie semble déjà gagnée. A le voir glisser sur le promontoire de plexiglas et d'argent, pulvériser un "Purple Rain" froidement élégant de sa guitare acérée mais fluide, puis rejoint par une section cuivres et un cortège de danseurs mixtes pour un "Get yo Groove On" hystérisant sous les caméras volantes de MTV, on mesure le scandale de cette insolente santé, en temps de disques et d'artistes sinistrés célébrés à grand frais de l'autre coté de l'Atlantique par de tragiques leaders d'opinion encore englués dans des fictions de monde en marche , de "nature", et autres crispations sur des fantasmes d'air du temps d'un autre âge. A toutes ces inepties qui font étourdiment préférer à certains la médiocrité Placebo ou Tricky de saison, le groupe de Prince répond avec une précision mathématique, slappant avec désinvolture, claquant des solos bensoniens sans en avoir l'air, tandis qu'armé d'un synthé en bandoulière, l'artiste projette des trilles acides dans la stratosphère déjà étoilée de septièmes ou neuvièmes dont raffolait un Miles Davis. Entend-il ces "Joy in Repetition" ou "If I was Your Girlfriend" aux grandes orgues nonchalamment funky ?

Sabbat

Le rêve pourrait durer toute la nuit, si une voix venue d'ailleurs n'invitait la presse hagarde à parcourir de nouveau la fourmilière digitale pour rejoindre un salon dans lequel la légende muette depuis tant d'années compte enfin briser le silence pour ses sujets. Quand il arrive, timide comme un enfant, s'installe sur un tabouret de bar sans le moindre cordon de sécurité et répond aux piques de journalistes incapables de cacher leur émotion, on sait que quelque chose d'historique - par-delà les inévitables fantasmes de présence vive - se produit. "Cette nouvelle liberté est un rêve, lache-t-il tout de go à ceux qui se frotte également les yeux, avant d'ajouter : ça valait vraiment le coup de se battre." Les questions fusent. Il explique que, bien que disposant d'autres pied-à-terre, il compte finir ses jours dans cette ville de Minneapolis où il a grandi sur l'air de "Batcha By Golly Wow!" ou "La La La Means I Love You" des delfonics (popularisé par les Jackson 5) repris sur "Emancipation". "Important de reprendre de bonnes chansons, pour que les gens récupèrent un peu de droits d'auteurs", ajoute-t-il avant de rassurer ceux qui s'étonnent de l'absence d'album Live en quinze ans de carrière, en promettant de bien vouloir considérer la question, "d'autant plus que des chansons comme "When Doves Cry" n'ont jamais été interprétées correctement en concert." Certains s'interrogent sur l'architecture rigoureuse des trois CDs comprenant chacun une heure de musique et douze chansons, et il répond : "Mayte et moi sommes fascinés par l'astrologie, les pyramides d'Egypte, cette architecture spirituelle." Alors qu'on l'attend vindicatif sur son ex-maison de disques, il surprend en déclarant : "Je m'entends désormais bien avec eux. J'ai eu du mal avec certains, mais je n'allais pas non plus très bien à l'époque, prisonnier de mon propre piège. Je leur reste reconnaissant, c'est tout de même grâce à eux que j'ai construit cette maison, et qu'on connait mes chansons." Pressé de donner son emploi du temps, il confie : "Dès le réveil, je m'habille et je descends travailler dans mon studio. Quand j'entends une chanson, il faut que je l'extraie de mon système. Hélas, au moment où je me mets au lit vers trois heures du matin, j'ai une nouvelle idée et il faut que je redescende l'enregistrer." Timide avec la presse ? "Oui, mais là j'ai un nouvel album à promouvoir, ce que j'ai fait de mieux depuis des années, et je crois que mon silence a fini par nous séparer. Avant, le temps que Warner sorte un de mes albums, j'étais déjà au suivant. Avec ce triple-CD, pour la première fois j'ai le loisir de faire une pause, de discuter avec des gens qui aiment ma musique. Et puis ce disque respire le bonheur. Depuis que je suis marié, je n'ai pas été malheureux une seule fois, mon écriture s'est épanouie, mon esprit s'est éclairci et mes idées musicales s'emboitent comem par miracle." Sur la question de ses changements de noms successifs qui masqueraient une éventuelle insatisfaction existentielle, il s'exprime sans précipitation : "Je suis heureux de ce que je suis içi, mon nom est non pas The Artist, mais simplement... (il montre son pendentif)", avant qu'une journaliste taquine tente de le pièger : "Et Mayte, elle vous appelle comment dans le privé ?" Il sourit : "Oh plein de choses, si vous saviez !" Un autre veut savoir s'il se sent en compétition avec des musiciens d'aujourd'hui, il répond : "Je ne me sens en compétition avec personne, j'aime Björk, D'Angelo, il y a de la place pour tout le monde... Plus que des musiciens, d'ailleurs, ce sont plutôt des Muhammad Ali qui m'impressionnent."

Dix minutes à peine après s'être volatilisé, non sans avoir remercié diligemment l'assistance encore hébétée, le diablotin déterminé à enfoncer le clou funk pour les fans (on reconnaît Boys II Men, D'Angelo et Donatella Versace) reprend la scène d'assaut, d'abord pour un "Most Beautiful Girl In The World" rigoureusement géométrique puis dans une accélération de groove exponentielle pour tronçonner des riffs de partyman en chaleur, invitant à tour de rôle Mavis Staples ou Joi, dragonne emplumée crachant le feu. Les nuées de fumigènes semble alors le porter, à contre-jour, avant qu'il ne se noie dans l'immense fond de scène émeraude de ce sabbat païen semblant ne devoir jamais s'arrêter. Mais Prince, qui vient de conclure cette nuit d'un "The Cross" rouge comme lave, s'approche à contrecoeur du micro et explique : "Bon, c'est fini, c'est l'anniversaire de ma femme ce soir, il faut que je rentre à la maison tout de même." Puis comme saisi de remords, il revient : "Merci encore, mon disque sort le 19, ne nous laissez pas tomber."

Trois jours plus tard

De la fenêtre du Sofitel, immense chalet de bois immobilisé dans les neiges, les voitures ont l'air de fourmis en souffrance. Hier c'était encore un peu "Fargo", mais le ciel sale et menaçant a fini par donner à l'ensemble - l'attente exaspérante du coup de téléphone confirmant une quelconque interview exclusive sans cesse reportée au lendemain - des airs angoissants de "The Shining". Les routes étant bloquées, on se divertit de l'écran de l'ordinateur en fixant jusqu'à l'hypnose les motifs de la moquette de longs couloirs interminables. On traîne des heures durant dans le Mall Of America, le plus grand centre commercial des Etats-Unis, fantasme de monde clos, de la fête foraine aux restaurants, comme les studios Zoetrope de Coppola ou le Paisley Park de Prince.

Puis le Grand soir arrive, qui nous voit reprendre la route de Chanhassen, patienter dans le hall tendu de velours et satins Miami Beach, oreille aux aguets. Quand tout à coup, le jeune employé de Paisley Park de service arrive : "Il vous attend." On monte le grand escalier puis on patiente de nouveau à l'étage durant dix minutes qui semblent interminables. Quand la porte s'entrebâille sur la silhouette en ensemble vert pomme, du col roulé flottant sur le pantalon, aux talons aiguilles, on s'approche, serre la main, il sourit : "Je vous en prie, asseyez-vous." on lui redit notre appréciation du dernier "Emancipation" et il recueille les compliments poliment, puis on lui demande de nous pardonner d'aller droit au but, les vingt minutes imparties semblant tellement peu pour combler quinze ans de silence. Il hoche la tête, grimace comme un gosse.

RF : "Somebody's Somebody" parle de vos difficultés à vous trouver un partenaire de vie, mais semble également parler de votre difficulté à reconquérir un public qui a peut-être pris congé...

P : Il a fallu un long processus de travail sur soi avant de parvenir à me sentir complètement libre avec quelqu'un. On a toujours cette idée en tête que, si on se marie, on perd tout coté sexy mais, en réalité, se sentir en complète liberté par rapport à une autre âme est la chose la plus sexy du monde. L'égo souvent ruine les relations sexuelles. Quand on est libéré se son égo, on peut vraiment s'abandonner à son partenaire.

RF : Nous ne pouvons juger pour ce qui est de vos relations intimes, mais en tout cas, cela s'entend beaucoup dans votre jeu de guitare, toujours vif et acéré mais comme empreint d'une fluidité inédite...

P : Merci, je suis très flatté que vous m'en parliez, les gens me parlent rarement de musique. Je crois effectivement que mon jeu de guitare est moins démonstratif qu'avant. Je suis avant tout à l'écoute du son, c'est lui que je sers avant de chercher à impressionner les gens par des prouesses techniques.

Argot

RF : Vous insistez beaucoup sur votre nouvelle félicité. Vous voyez les presque vingt ans de carrière qui vous précèdent comme une thérapie ?

P : Je pense que qui que ce soit ayant suivi ma carrière peut se rendre compte aisément du fait que, ces dernières années, toutes mes expériences diverses tendaient vers la réalisation de ce nouvel album. Après "Emancipation", va se poser la question de savoir ce que je vais bien pouvoir faire... peut être faudra-t-il que je fasse quelque chose d'expérimental, totalement décalé... Mayte m'a avoué récemment qu'elle n'avait jamais douté ces dernières années du fait que nous finirions notre vie ensemble. Elle est si jeune et tellement spirituelle dans sa façon de cheminer tranquillement au milieu des vicissitudes de l'existence. Elle n'a qu'un but, me ramener à la maison à la fin de la journée. Elle inspire tout ce que j'écris désormais, ce qui explique que quand une idée musicale me vient, je n'ai même plus besoin de la noter.

RF : Justement, à ce sujet, comment travaillez-vous ? on a eu ces dernières années le sentiment que vous vous sentiez obligez d'enregistrer tout ce que vous composiez, sans forcémenent donner le temps à vos idées de murir...

P : J'entends souvent le refrain et les couplets dans ma tête directement... Mais, pour la première fois, je n'ai pas peur d'oublier quoi que ce soit, car tout ce que j'écris m'est inspiré par Mayte... Si mon inspiration a été pure, il me suffit de me souvenir de ce qu'elle m'a dit à un certain moment pour qu'aussitôt la mélodie me revienne en tête automatiquement.

RF : Pensez-vous parfois à tous ces fans déçus par votre comportement ces dernières années, ces fonds de tiroir livrés à la Warner en guise de punition...?

P : Si quelqu'un aime ma musique, il aimera "Emancipation" car je crois être plus connecté que jamais au processus. Avant, quand j'enregistrais, je me posais tout un tas de questions. Ai-je vraiment le son du moment ? Est-ce que ça va être un tube ? Ne devrais-je pas utiliser l'argot de la saison, dans mes textes...? On peut vite s'enferrer, dans ce genre de travers et ce type d'interrogations. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles tout ce qu'on entend aujourd'hui à la radio sonne pareil. Si on a le sentiment que plus rien n'évolue, c'est parce que les gens se sont coupés de leur vérité.

RF : Vous avez toujours voulu avoir un enfant ?

P : Non, je ne voulais pas avoir d'enfant, jusqu'à ce que j'aie vu les yeux de sa future mère. Il est important de savoir si on aime sa femme depuis une autre vie, avant de créer une nouvelle âme dans cette vie. Cette nouvelle âme, on veut qu'elle soit meilleure que soi. Si elle ne nous reconnaît pas, elle nous tuera quand elle descendra sur cette terre. Avant d'avoir un enfant, il faut poser toutes ces questions importantes à Dieu. Il faut prier, c'est très important.

RF : Votre musique semble traversée d'une grande connaissance de la tradition classique... Avez-vous des compositeurs favoris ?

P : J'écoute le "Kama Sutra" du NPG Orchestra pour qui j'écris. On a douze nouvelles compositions, mélodiques comme ma pop. C'est Clare Fisher qui arrange toutes les pièces. Ensuite on les interprète et on se fait des petites cassettes...

RF : Mais, plus sérieusement, Fauré, Schönberg, Bartok, ça ne vous interesse pas ?

P : Non, il m'est très difficile d'écouter de la musique que je n'ai pas composée.

RF : Votre musique semble hantée par différentes vies et différents mondes, comme si elle portait la trace de voyages astraux... Vous avez fait de nombreuses expériences avec les drogues ?

P : (Passablement choqué par la question) Si vous êtes sous drogues, qui fait votre musique ? Ce n'est pas vous. En fait, vous devenez l'instrument de la drogue. C'est un choix que certains font, ce n'est pas le mien.

Capacités

RF : Entendra-t-on un jour la musique que vous avez enregistrée avec Miles Davis ? Et de tous les instrumentaux avec ce dernier qui ont été publiés en pirate, lesquels confirmeriez-vous comme authentiques ?

P : Warner n'ayant le droit de sortir que tout ce qui a été enregistré sous le nom de Prince, et ces bandes m'appartenant, je les publierai quand je jugerai que l'heure sera venue. Tous ce que je peux vous dire, c'est que les titres que j'ai enregistrés avec Miles n'ont jamais été entendus. Je sais qu'il y a ces titres sur lesquels on entend de la trompette bouchée et que les gens pensent que c'est Miles... Quoi qu'il arrive, les fans ne devraient pas écouter les bootlegs, payer des gens qui font un commerce illégal... A part ça, quoi vous dire d'autre sur la question ? Sinon que Miles et moi étions très proches, même si nous n'avons pas beaucoup parlé, lui parlant peu et moi également. Il était très drôle : une fois, après un concert, il m'a demandé de venir le rejoindre backstage. Son assistant a ouvert la porte de la loge et il était à poil. J'ai dit : "Oh là, pas de ça avec moi, je crois que je vais attendre dehors..." Il adorait mettre les gens mal à l'aise. Souvent il appelait en plein milieu de la nuit et il mangeait au téléphone sans dire un mot... Je savais immédiatement que c'était lui.

RF : En 1993, date de votre suicide médiatique, vous parliez de tout arrêter pour vous consacrer a la production de films et de musiques de ballets...

P : J'étais dégouté du music-business, je voulais changer de vie. J'ai dit beaucoup de choses à l'époque. Aujourd'hui je suis heureux de parler de mes projets librement sans avoir le sentiment de devoir quelque chose à une compagnie. L'article paru dans le NY Times qui raconte ma vie à Paisley Park décrit bien tout ce que l'on fait içi. Au même moment, dans un studio mon groupe répète les nouveaux morceaux, dans un autre certains travaillent à ma nouvelle vidéo... Paisley Park est mon village. Si vous réécoutez la chanson du même nom, vous réaliserez qu'elle ne parlait que de ça... Je suis un workaholic, ce n'est pas qu'un simple cliché.

RF : Et toute cette promo, ça vous exite ou c'est un mal nécessaire ?

P : (Sourire Enjôleur) Oh mais... J'apprécie chaque seconde qui passe avec vous. Je trouve très interessant de parler de ma musique avec vous (nouveau sourire dévastateur).

RF : Il paraît que vous collectionnez la peinture, peut-on savoir laquelle ?

P : Uniquement des artistes pas connus. Je ne me préoccupe que de ce qui rend heureux. On arrive à une nouvelle ère, marquée par l'avènement d'une nouvelle conscience. Je veux être prêt pour la grande transmutation, je ne veux pas m'encombrer de choses préhistoriques. Le monde a changé, on dispose de nouveaux instruments pour propager l'amour, Internet, nourritures nouvelles... On sait qu'en mangeant moins, on développe sa conscience davantage.

RF : En tant que musicien, vous apprenez encore des choses aujourd'hui ?

P : Bien sûr que je ne cesse d'apprendre en permanence de tous ces nouveaux instruments qui apparaissent sur la marché. Sans parler de ma nouvelle bassiste qui est une véritable tueuse et de qui j'apprends énormément de nouvelles choses.

RF : Vous avez la réputation d'être un véritable bourreau. Quel genre de choses un musicien qui travaille avec vous doit absolument s'abstenir de faire ou dire afin de ne pas vous décevoir ?

P : Il ferait bien de s'abstenir de prendre quelque drogue que ce soit. (Le valet entrebaîlle la porte du grand bureau : "Désolé mais c'est fini." Prince propose de répondre à une dernière question.)

RF : Euh, il paraît que vous jouez ce soir, j'ai eu la nouvelle sur mon répondeur téléphonique... Incroyable, tous ces fans dévoués qui pistent chacun de vos faits et gestes...

P : Je ne comprends pas tous ces gens qui passent leur vie à s'intéresser à celle des autres...

RF : Bon, imaginons que, suite à un tragique accident karmique, votre carrière future fasse un bide absolu et que vous soyez condamné à envisager l'une des trois reconversions suivantes. Vous terminez donc vos jours, soit comme pianiste de bar dans un palace désert, soit comme guitariste de blues dans les rues de la Nouvelle-Orléans, soit comme producteur techno vissé à sa console avec interdiction de sortir... vous choisissez quoi ?

P : N'importe laquelle des trois carrières. Ce qui importe avant tout c'est de donner de la joie aux gens. Dieu m'a donné ces capacités pour que je puisse inspirer les gens. Oui, c'est cela, je veux inspirer.

RF : Merci de nous avoir acueilli chez vous, et à ce soir.

P : Si vous venez, il ne faudra pas rester assis, il faudra danser.

RF : Mais nous y comptons bien.

Tellurique

Minuit passé, le taxi s'immobilise pour la millième fois de la semaine devant le bunker magique. Ils sont près de deux cents depuis la fin des années 80, a répondre à l'appel de leur roitelet, quand il donne audience musicale. On patiente dans la neige, passe le barrage de sécurité et le détecteur de métaux, avant de rejoindre le hangar blanc. Une heure passe, que les DJs essaient de rendre agréable par des remixes japonais de "Space", puis on le reconnaît dans le public, parka à capuche hivernale, flanqué de son garde du corps. On fait semblant de ne pas le voir. Lui, observe. Puis, prenant son élan, il trace comme une flèche, se déshabille et enjambe le promontoire où l'attend son piano. Se saisissant d'une basse, il lance "Face Down", rap hypnotique, avant de s'intaller au piano pour des curiosités Rhythm'n'Blues, et surout une revisitation du "Ghetto" de Donny Hathaway, constellée de motifs de Rhodes comme échappés du Chick Corea de la période électrique de Miles Davis. Il chante tout, la voix grave et les réponses de choeurs aigus. Il danse sur "Jam of the Year", destructure "Purple Rain", triture son clavier synthétique pour un solo de clavinet transversal, enchaîne "The Most Beautiful Girl In The World" sur "Starfish and Coffee". Le bonheur est déjà complet, mais ce soir, Prince fait le beau pour sa cour et offre le rare "Take me with You" et, en guise de conclusion, un "Peak The Technique" tellurique. Sur le chemin du retour, un jeune cerf s'arrête au milieu de la route et dévisage la voiture. La nuit imperceptiblement s'est dégagée. Le ciel du midwest scintille calmement. A New-York le jour va bientôt se lever.

Recueilli par Eric Dahan



EMail: nelsonox (yahoo.fr)


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