Mise à jour : 14 Mai 2025 |
![]() Note du traducteur Ce texte est une interprétation de l'article original en Anglais publié en Septembre 2024 sur le site du New-York Times Magazine, écrit par Sasha Weiss (Rédactrice adjointe du magazine). Elle est une des rares personnes a avoir vu le documentaire sur Prince réalisé par Ezra Edelman pour Netflix. Elle décrit avec beaucoup de détails le contenu de cette biographie de 9 heures et interviewe plusieurs personnes ayant côtoyé Prince, ainsi que les protagonistes de "l'affaire" du documentaire-fleuve, actuellement interdit de diffusion par les ayants-droits gérant le Business Princier. L'article n'est pas traduit mot à mot, j'en ai repris uniquement les paragraphes concernant spécifiquement le doc d'Ezra Edelman et les témoignages qu'il contient, avec mes commentaires. Merci de consulter le lien ci-dessus pour lire l'article complet. Un chef-d'œuvre maudit que le public ne pourra peut-être jamais voir Sasha Weiss a travaillé sur son article pendant un an et demi, interviewant plus de 20 personnes après avoir visionné une version définitive du documentaire. Il s'ouvre sur le témoignage de Peggy McCreary, ingénieure du son ayant travaillé sur la plupart des albums de la période 80's. Elle fut une des rares à assister Prince en studio, l'homme étant connu pour composer et travailler seul, jouant de tous les instruments et maitrisant les outils d'enregistrements. Mais le recours à un "technicien" (en l'occurrence, une technicienne) était indispensable en ces années où les applis n'existaient pas, ne serait-ce que pour capter les performances et mixer les bandes. Peggy fut donc témoin privilégié de la puissance de création du jeune Prince. Des jours en studio à parfaire un titre, à expérimenter tout ce que la technologie de l'époque pouvait offrir, à chercher l'étincelle qui le distinguerait. Comme ces deux jours passés sur "When Doves Cry", son premier Hit planétaire en 1984. Après avoir empillé les couches de guitares, claviers et chœur, Prince sent qu'il peut faire mieux. Il choisi la solution la plus audacieuse : il retire la basse et lance à Peggy, satisfait, "Personne ne croira que j'ai fait ça". La séquence suivante montre les origines de Prince. C'est à partir de ce moment que le documentariste Ezra Edelman aborde sa vie privée. Sa sœur Tyka Nelson décrit une enfance passée dans un foyer violent, un père musicien qui frappe sa femme et ressasse sa frustration d'avoir mis de côté sa "carrière" artistique pour subvenir aux besoins familiaux. Enfant, Prince fait face à ce papa intransigeant et jamais satisfait. Un lien avec l'œuvre de sa vie future, où il cherchera sans cesse à se surpasser pour gagner un amour hors d'atteinte. Suit le premier scoop choc du documentaire, la révélation de Jill Jones sur une dispute et une bagarre s'étant déroulée en 1984. C'est l'année de la consécration mondiale de Prince, celle où "Purple Rain" triomphe partout : album, tournée et film. Jill Jones est la girlfriend de Prince pendant cette période. Avec une amie elle rejoint l'artiste dans sa chambre d'hôtel et l'ambiance dégénère quand il embrasse la copine devant sa petite amie. Furieuse, Jill gifle Prince qui va alors la frapper de multiples fois au visage en criant "Salope ! On n'est pas dans un putain de film !" L'un des managers de Prince dissuadera Jill de porter plainte, menaçant de ruiner sa carrière de chanteuse. Trois ans plus tard sort le premier album de Jill Jones, dont tous les titres sont composés et joués par Prince (produit par David Z) et elle participe au film de Prince sorti en 1990, Graffiti Bridge. Mais son témoignage dans le documentaire, plus de 30 ans après les faits, montre qu'elle garde le stress de cette nuit brutale. Un autre aspect de la personnalité de Prince est abordé par l'un de ses managers de tournée, Alan Leeds. Le soir de la grande première du film "Purple Rain", il se trouve dans la limousine qui emmène Prince et son groupe vers la cérémonie. Il se souvient qu'un des gardes du corps s'est tourné vers Prince et a dit : "Ça va être le plus grand jour de votre vie ! On dit que toutes les Stars sont là !" Durant un instant Prince, tremblant de peur, serre la main de Leeds. "Pendant ces 10 secondes, il a complètement craqué, dit-il. Et j'ai adoré ça parce que ça montrait qu'il était humain !" Lorsque Prince sort de cette voiture et parcourt le tapis rouge devant les caméras, on le voit imperturbable et distant, une fleur à la main. Il est de nouveau en contrôle. Ces moments sont dévoilés dans la première moitié du documentaire et permettent à l'auteur de déconstruire l'image fantasmée d'un Prince certes étrange mais toujours maître de son art et de sa vie, au-dessus de toutes catégories. En soulevant le voile et en compilant adroitement anecdotes et dates historiques de l'artiste, Edelman brouille les pistes afin qu'apparaissent des émotions contradictoires : étonnement, pitié, dégoût, tendresse. Prince était à la fois cet absolu control-freak professionnel et un garçon pathologiquement contrôlé par ses angoisses. Ezra Edelman, déjà auteur d'un documentaire sur O.J. Simpson, s'est lancé dans ce projet en 2019, trois ans après le décès de Prince. A l'époque les personnes en charge de la succession autorise l'accès aux archives Princières (salles de stockage appelées "The Vault") et Netflix finance le tout. Mais une fois les 6 épisodes terminés en 2023 ("The Book of Prince", 9 heures au total), la gestion de la succession a changé de mains et les nouveaux administrateurs réclament de retirer les séquences jugées comme déformant l'image de Prince. Ne souhaitant pas modifier son film, Edelman et Netflix se retrouve dans une impasse judiciaire, avec interdiction de le sortir. Et les "propriétaires" de la succession promettent un nouveau documentaire, plus en adéquation avec leur vision. Séparer l'Homme de l'Artiste, éternel dilemne Comme le dit Wendy Melvoin, comparse de longue date dans le groupe Revolution, quand on voit Prince, le regard torturé, hurler sa douleur sur la chanson "The Beautiful Ones" (1984) en implorant sa bienaimée de choisir entre son rival et lui, "On dirait le grand conflit de sa vie : choisir est trop lourd à supporter." Elle sait de quoi elle parle. Elle a participé à la décennie folle dans laquelle Prince est devenu Star, d'abord dans son pays puis dans le monde entier. Pour présenter une personne profondément imparfaite tout en lui accordant sa grandeur, Ezra Edelman a écouté des récits souvent contraires, des histoires remplies de lacunes sincères et d'omissions volontaires : "Comment pouvez-vous chercher la vérité sur quelqu'un qui n'a jamais dit la vérité sur lui-même ? Quelqu'un qui a passé sa vie à créer sa mythologie pour éviter d'être pleinement découvert." Comme on l'entend dans son titre "My name is Prince" en 1992, "je connais la Vertu, je connais le Vice/J'ai deux visages, et ils sont frères". Capturer l'essence de Prince reste une chimère, mais n'est-ce pas là le propre de chaque artiste, de chaque être humain ? Le réalisateur avait appliqué sa méthode en 2017 et remporté l'oscar du meilleur film documentaire pour "O.J. : Made in America", lui aussi d'une durée hors-norme sur un sujet contenant toutes les pathologies raciales des Etats-Unis. Ce qui a persuadé Edelman et son équipe d'accepter de travailler sur Prince est la richesse potentielle des sources inédites (masters et enregistrements audio et vidéo du "Vault", mais aussi dessins et photos), ainsi que plusieurs dizaines de millions de dollars lâchés par Netflix (selon les estimations) pour la succession administrée par une banque du Minnesota. Dans la vie, Prince était farouchement privé. Il donnait rarement des interviews et quand il parlait à la presse c'était souvent par énigmes. Coutumier des bizarreries, changement de son nom en un symbole dans les 90's, batailles avec les compagnies de disques, projets innombrables publiés sous pseudo ou pour d'autres artistes... Et le plus déroutant de tout, sa mort en Avril 2016 d'une overdose de fentanyl, médicament opioïde analgésique puissant, alors qu'il semblait toujours mépriser les drogues et l'alcool : l'histoire de Prince à l'envergure nécessaire pour justifier le sacrifice de plusieurs années de boulot. Edelman, son monteur Bret Granato et les productrices Nina Krstic et Tamara Rosenberg ont passé la première année à consulter les bandes du coffre-fort "Vault", la salle des archives. Des heures et des heures de répétitions de groupe, de video-clips et de concerts filmés en 16 millimètres (depuis "Controversy" en 1981 jusqu'à "Piano and a Microphone" en 2016). Ces images et ces chansons sont largement utilisées dans le documentaire, mais l'auteur ne voulait pas en faire un "simple" film-concert hommage. Il souhaitait explorer l'arc narratif complet, fouiller les lacunes entre les nombreuses métamorphoses de Prince. Bribes de franchise involontaire La seconde phase du projet a consisté à analyser et classer cette énorme masse d’information. Finalement les éléments les plus révélateurs se sont avérés être les moments où Prince oublie les caméras et “change de personnalité”, dixit Bret Granato. “Son regard se fige un instant, fixant en silence.” L’accumulation de ces brefs moments montre de la vulnérabilité, de la timidité, des bribes de franchise involontaire, croisement confus de confiance et de doute. Accéder au premier cercle relationnel de Prince fut compliqué. La productrice Tamara Rosenberg se souvient : “Les gens sont très protecteurs pour diverses raisons”. Il est normal que les personnes interrogées soient sur leurs gardes à propos de la vie privée d’une célébrité de renommée mondiale, mais l’équipe d’Edelman s’est souvent heurtée à des refus catégoriques, combinés parfois à un sentiment de suspicion quant aux motivations des documentaristes. Même mort, Prince semblait encore dicter ce qui pouvait être dit ou pas. A force de patience, de nombreux musiciens membres des groupes, ingénieurs du son, assistants, gardes du corps, managers et amis d’enfance ont accepté de passer devant la caméra, y compris Tyka Nelson. Grâce à sa longue préparation en amont et son talent pour synthétiser les liens entre les différents sujets, Ezra Edelman a su mettre en confiance ses témoins lors des 70 interviews qu’il a réalisé, parvenant à créer une conversation fluide sans recourir à ses notes. Il laisse le temps aux intervenants de réfléchir et de trouver les mots justes pour parler de leur expérience. Ce qui est ressorti de ce processus est un fil rouge constitué des traumatismes déterminants de l’enfance de Prince et leur répétition constante au cours de sa vie. L’histoire se déroule de manière obsédante tout au long du film. La relation volatile et violente de ses parents John Nelson et Mattie Shaw, leur séparation quand Prince avait 7 ans, le remariage de sa mère avec un homme qui, selon deux témoignages dans le documentaire, enferma le jeune Prince dans sa chambre pendant des semaines en lui passant ses repas sous la porte, tout cela pousse le garçon déjà timide à se replier sur lui-même. Plus tard, lorsqu’il signe à l’âge de 18 ans son premier contrat avec la maison de disque Warner Brothers, il refuse l’aide d’un producteur et crée son premier disque en autonomie quasi totale. Lorsqu’il assemble son premier groupe, ce stakhanoviste perfectionniste soumet ses musiciens à des journées de travail de 12 heures. Et quand les membres du groupe Révolution tentent de négocier une augmentation, Prince leur rétorque “qu’ils ne demanderaient pas plus d’argent s’ils l’aimaient vraiment”, dixit Lisa Coleman. Fascination pour la féminité Dès ses premiers albums Prince joue sur l’ambiguïté concernant sa sexualité, particulièrement sur les titres “I wanna be your lover” (1978) et “Controversy” (1981). Dans “I would die 4 U” (1984) il écrit sur la fluidité de genre (“Je ne suis pas une femme/Je ne suis pas un homme/Je suis une chose que vous ne comprendrez jamais”). Il crée ensuite un alter ego nommé Camille, inspiré par Herculine Barbin (personne intersexe Française du XIXe siècle), pour lequel il modifie sa voix dans plusieurs chansons (dont le fameux “If I was your girlfriend”, en 1987). Prince était fasciné par la féminité et l'incarnait souvent lui-même, avec son maquillage et ses sous-vêtements en dentelle. La liste infinie de ses collaboratrices, protégées et muses le prouve et nombreuses sont celles qui participent au documentaire, notamment Jill Jones, Carmen Electra, Robin Power, Anna Fantastic et Sheila E. L'ensemble oscille constamment entre admiration et soumission. Certaines insistent sur le côté cruel du pygmalion, d’autres sur son rôle essentiel dans le renforcement de leur estime d’elles-mêmes. Toujours ce paradoxe. Même les femmes qui ont connu Prince intimement ne voient qu’une parcelle de sa personnalité. L’intervention la plus troublante est celle de Mayte Garcia, la première femme avec laquelle il s’est marié. Elle rencontre Prince lorsqu’elle a 16 ans (il en a 35), après lui avoir envoyé une cassette vidéo de son numéro de danse du ventre. Ils restent en relation pendant les deux ans qui la séparent de sa majorité, puis elle est invitée à rejoindre le groupe de Prince, The New Power Generation, comme danseuse. Prince a dit à la jeune femme qu'il idolâtrait sa virginité, ils n'ont pas eu de relations sexuelles avant qu'elle ait 19 ans. Une lettre que Prince lui a écrite est explicite : "Tu es un enfant de Dieu - un ange et je t'adore, écrit-il. J'ai connu d'autres femmes toute ma vie, et je soupçonne que je le ferai toujours. J'ai un passé. L'une des principales raisons pour lesquelles je t'aime et t'adore, c'est parce que tu n'as pas de passé. Et ce qui est encore plus beau, c'est que tu n'en désires pas." Il termine la lettre en écrivant encore et encore, comme une incantation, "Je ne te quitterai jamais." A 22 ans, Mayte épouse Prince et il lui présente deux nouvelles chansons lors de leur nuit de noces, “Friend, Lover, Sister, Mother/Wife” et “Let’s have a Baby” (1996). Peu de temps après, elle tombe enceinte. En studio, Prince utilise les enregistrements du rythme cardiaque de l’échographie pour les transformer en rythmique dans sa chanson “Sex in the Summer” (1996). A huit mois de grossesse, Mayte accouche d’un garçon. Mais ils découvrent que le nouveau né est frappé d’une maladie appelée Syndrome de Pfeiffer, il est incapable de respirer seul. Le couple prend la décision de ne pas le maintenir en vie. Mayte, aujourd’hui âgée de 50 ans, raconte lentement ce drame et ses conséquences. Prince garde son rythme de travail habituel, rejoignant son groupe pour un show à Miami. Quelques jours plus tard, le couple tourne le clip vidéo prévu pour la chanson “Betcha by the Golly Wow!” (1996), tourné dans l’hôpital où Mayte a accouché. Une semaine après, alors qu’elle pleure toujours son bébé, Prince lui annonce qu’une interview télévisée est prévue le jour même à Paisley Park, son studio d’enregistrement, avec Oprah Winfrey. Garcia fera “bonne figure” dans son rôle mais le commentaire qu’elle en fait bien des années plus tard montre qu’elle était en vérité totalement dépendante de Prince. A la question d’Oprah "Qu'aimeriez-vous dire à propos de votre relation ?", la jeune femme offre un sourire hésitant et supplie Prince du regard. Elle se souvient de ce moment : Je pouvais à peine la regarder, je continuais à regarder Prince comme pour dire “Aide-moi à tenir le coup." Oprah s'enquiert du statut de sa grossesse. Prince avait dit à sa femme de ne pas annoncer que le bébé était mort. Après un temps mort gênant, il répond pour elle : "Notre famille existe. Nous venons de la commencer. Et nous avons beaucoup d'enfants à avoir." Plutôt que juger l’homme, le documentaire s’attache à essayer de donner un sens narratif au caractère disparate de la personnalité de Prince. Cet épisode de sa vie se conclut sur les propos de Mayte qui conserve son affection pour son ex-mari et ne semble pas vouloir le condamner, même s’il a ensuite négligé son mariage pour finalement l’abandonner. Une nouvelle famille Prince ne reconnaîtra jamais publiquement la mort de son bébé (seule une allusion probable se trouve dans les paroles de "Comeback", en 1998). Ce déni profond est, dans le film, une preuve supplémentaire de son refus à montrer la moindre vulnérabilité : un enfant sans père ni mère qui aspirait à la création d’une famille à lui, et qui échoue. A-t-il vu dans cette épreuve un avertissement Divin ? Il ne sera plus question de descendance pour lui et son comportement change radicalement. Au cours des 15 années suivantes, Prince adhère à un culte religieux stricte, avec un père de substitution, le musicien Larry Graham. Ce dernier lui inculque la théologie des Témoins de Jéhovah. Pris dans un chagrin qu’il ne peut ni admettre ni comprendre, Prince change à nouveau de “déguisement” pour essayer de s’en défaire. Il renonce aux paroles salaces et au langage grossier, annonçant même vouloir réenregistrer tous ses anciens albums pour en retirer tout le contenu "problématique" à ses yeux ! Un sacré challenge, depuis le titre "Head" (1980) jusqu'à "Sexy MF" (1992). Le documentaire garde un équilibre pendant ses 9 heures, calibré pour donner un aperçu de toutes les facettes de l’homme en laissant une place aux géniales performances de l’artiste pour comprendre ce qui fascinait le public et les fans. L'une des plus troublantes interrogations est son incapacité à laisser un testament. Prince a passé des années à combattre juridiquement Warner Brothers pour récupérer les droits sur ses enregistrements originaux. Cette longue croisade s’est conclu favorablement deux ans avant son décès. Alors comment se fait-il qu'il n'ait laissé aucun plan pour leur postérité, lui qui appelait ses compositions ses “enfants” ? Était-ce l'acte ultime de contrôle, un reflet de sa méfiance envers les avocats et les contrats ? Ou était-ce un acte final d'abandon - de lui-même, de son propre travail ? La première succession, divisée entre sa sœur Tyka et ses cinq demi-frères et demi-sœurs, devait des millions d'arriérés d’impôts. Elle fut placée sous l’administration de la banque Comerica Bank & Trust, celle qui signa l’accord avec Netflix pour le documentaire. Mais en 2022, la vente des parts de trois des héritiers de Prince a scindé les actifs de Prince entre deux sociétés distinctes, dont un producteur de musique (Charles Spicer) et un des anciens avocats de Prince (L. Londell McMillan). Fin 2022 les nouveaux “propriétaires” ont rapidement exclu Edelman et son équipe, n’aimant pas le contenu et le ton du documentaire après avoir visionné les premières heures. Des exigences de modifications sont listées sur 17 pages, sur la façon dont le studio Paisley Park est filmé, sur une partie de l’interview de Wendy Melvoin où elle parle d’un appel de Prince durant sa période “Témoin de Jéhovah” pour lui demander qu’elle renonce à son homosexualité afin qu’ils puissent reformer le groupe “Revolution”, sur le commentaire d’Alan Leeds concernant des paroles antisémites sur l’album “The Rainbow Children” (2001). L’auteur a refusé la plupart de ces requêtes, arguant que les faits relatés expliquaient les phases de sa vie et l’évolution d’un artiste qui parlait sans cesse de liberté et d’inclusion mais professait aussi ce genre de croyances. En Mars de l’année suivante, Netflix a licencié sa dirigeante Lisa Nishimura, celle qui avait négocié l’accord initial avec Edelman et son équipe. Ce changement de direction a confirmé que le géant du streaming ne comptait pas dépenser encore plus de millions pour imposer la diffusion du film. Parmi les rares personnes à avoir vu le documentaire, outre la journaliste Sasha Weiss, Questlove apporte son expertise en tant qu’artiste hip-hop, historien de la musique et grand fan de Prince. Il explique ses innovations sur le plan musical et pourquoi beaucoup le considèrent comme un génie. Il parle aussi de l’histoire derrière une de ses prestations les plus commentées, son solo de guitare sur “While My Guitar Gently Weeps” lors de sa cérémonie d'intronisation au “Rock & Roll Hall of Fame” en 2004. Après que Tom Petty, Steve Winwood, Jeff Lynne et Dhani Harrison ont joué la majeure partie d'une interprétation respectueuse de la chanson, Prince émerge des coulisses et joue un solo d'une telle complexité et d'une telle tristesse que les autres musiciens sourient d'admiration. En apparence, c'est une expression suprême de la supériorité et de la bravoure de Prince. Mais le film lui donne un nouveau contexte. Questlove y parle de son incrédulité, lorsque l'année précédente le magazine Rolling Stone publia une liste des 100 plus grands guitaristes de tous les temps, et Prince n'y figurait pas. Il encaissait très mal ce genre d'affront, et sa prise de contrôle de la scène lors d'un événement associé au magazine était, en partie, un acte de vengeance. Il y a de la rancune et de l'agressivité dans sa performance mais il y a aussi de la douleur dans son visage grimaçant et son isolement : un petit homme noir classe devant des rockeurs blancs débraillés. On nous rappelle qu’au moment des faits les parents de Prince étaient décédés récemment. Soudain, ce morceau de bravoure triomphant acquiert cette autre dimension d'insécurité et d'insistance face à tous les sceptiques - l'establishment du rock blanc, ses parents incompréhensifs, ses vieux démons de perpétuelle compétition avec les autres et avec lui-même. L’ascenseur et l’échelle Prince est mort le 21 avril 2016, à 57 ans, d'une overdose de fentanyl. Son corps fut découvert un matin, dans un ascenseur de son studio Paisley Park. Sa mort était en quelque sorte annoncée dans les paroles de “Let's Go Crazy” (1984), où il crie ces paroles “Allons-nous laisser l'ascenseur nous abattre ? Oh non ! Soyons fous, soyons dingues !” Dans le documentaire certains de ses amis se demandent s’il avait finalement planifié une mise en scène, sachant ses derniers instants arrivés (il avait déjà eu une sérieuse alerte cardiaque dans un avion, quelques semaines avant) il se serait précipité dans cet ascenseur pour accomplir sa propre prophétie, orchestrant sa mythologie jusqu'à la fin. A la fin du film, Edelman le montre dans sa toute sa gloire, assis à un piano et chantant “The Ladder”, chanson métaphorique de 1985 qui est aussi une prière : “Tout le monde cherche l'Echelle, tout le monde veut le salut de l'âme.” La chute est aussi rapide et banale que de prendre l’ascenseur, l’élévation vers le salut et la paix de l’âme est lente et difficile. Questlove témoigne du bouleversement émotionnel qu’à été le visionnage du documentaire. Enfant, il s’était modelé sur Prince, son style, sa créativité, sa transgression des règles musicales. Il en a retenu l’essentiel : “Prince est à la fois génial, majestueux, sexuel, imparfait, ordure, divin. Il est toutes ces choses.” Il reconnaît avoir pleuré, car regarder ce film l’a forcé à affronter les conséquences d’avoir à porter en permanence ce masque d’invincibilité qui s'impose aux Noirs Américains depuis des générations. Un fardeau en guise de protection, un bouclier de masculinité et de coolitude. “Je ne veux pas que ma vie soit ce que je viens de voir là”, ajoute-t-il. Le destin du documentaire suit un peu la métaphore de l’ascenseur et de l’échelle. Patiemment édifié pendant 4 années, il est brutalement descendu en flamme sur une décision de justice. Mais l’attitude de la nouvelle succession contient des arguments valables, résumés dans un tweet de Charles Spicer en Juillet 2024 : “Nous avons le devoir d'honorer et de protéger son héritage avec une histoire qui montre équitablement ses complexités ainsi que sa grandeur. #no9hourhitjob.” Le commentaire d’un utilisateur sur un forum contextualise cette pensée : “Le documentaire le démolit puis le reconstruit. Ils ne font cela qu'à nos héros Noirs. Parleront-ils d'une dispute avec une ex d'il y a 45 ans quand ils feront le documentaire de Mick Jagger ou David Bowie ? Parleront-ils de consommation de drogue ou de liaisons avec des jeunes femmes ? Bien sûr que non.” L’écrivaine Danyel Smith, autrice du livre “Shine Bright: A very personal History of Black Women in Pop”, partage ce sentiment sans avoir vu le film : “[Cela] permet à une masculinité blanche très traditionnelle de toujours se représenter comme le monument de ce à quoi le génie est censé ressembler”. L’un des actionnaires principaux de la nouvelle succession est L. Londell McMillan, avocat dans l’industrie musicale depuis plus de 30 ans. Il joua un rôle déterminant dans la lutte de Prince pour se défaire de son contrat avec Warner Brothers dans les années 90. C’est aussi une figure polarisante, souvent décrite comme intimidante. Le rappeur Jay-Z en a fait sa cible dans son album “4:44”, où il dénonce sa cupidité vis-à-vis de sa gestion de l’héritage Princier. En outre, d’après la journaliste, plusieurs personnes pensent que la volonté de McMillan d’annuler le documentaire vient plus de sa peur que Prince se fasse “cancel” et que son héritage financier rapporte moins à la succession. Des sources indiquent que s’il est parvenu à bloquer la diffusion du film, c’est à cause d’une clause dans le contrat avec Netflix qui stipulait que sa durée ne pouvait dépasser 6 heures. Ezra Edelman n’étant pas disposé à tronquer son travail, le projet reste dans les limbes juridiques. Couper un film de 9 à 6 heures n'est pas impossible, mais cela impliquerait essentiellement de recommencer le processus de montage, qui a pris quatre ans, à partir de zéro. A priori sa longueur fait aussi sa grandeur et son ampleur rend justice à un artiste Noir, ce qui reste inhabituel. Puisses-tu vivre jusqu'à l'Aube Cette phrase (“May you live to see the Dawn”) est un mantra longtemps répété par Prince dans ses albums. Elle reste cryptique, comme beaucoup des paroles de Prince, mais peut être vue comme un encouragement à la patience d’attendre des jours meilleurs, l’espoir que l’avenir nous réserve de bonnes choses. La dissolution du documentaire sur Prince est comprise par un certain nombre de cinéastes comme l’incapacité de Netflix à protéger sa production. Jadis synonyme de films prestigieux et provocateurs, Netflix a opté plus récemment pour du contenu peu coûteux à produire et séduisant le plus grand nombre, des hagiographies divertissantes réalisées en plein accord avec les intéressés (Beyoncé, Beckham, Swift, J. Lopez), impliqués intimement dans leur création. Le bilan d’un représentant de Netflix sur le film est un splendide exemple de langue de bois : “Ce projet de documentaire s'est avéré tout aussi complexe que Prince lui-même.” Interrogé sur la possibilité de sortir l’intégralité du doc ou de le faire remonter par un autre réalisateur, Netflix a refusé de commenter. L’auteur Ezra Edelman et son équipe partagent un point commun avec Prince : l’obsession pour son sujet et l'exigence du travail bien fait. Même en sachant que les perspectives de sortie s’amenuisaient, ils ont continué à peaufiner et affiner le film. Le futur nous dira s’il a eu raison de persévérer. La pureté et la virtuosité que Prince a atteintes dans ces dernières performances contrastent avec le désordre croissant de sa vie privée. On le savait perclus de douleurs chroniques, opéré suite à des décennies de performances athlétiques délirantes sur scène, sauts, pirouettes et grands écarts en bottines à talons hauts de 10 cm. Ses proches et ses collègues musiciens ont tous témoigné de sa dépendance aux analgésiques, la façon dont cela a déformé son corps et son esprit, de ses périodes de rémission et de rechute. Le documentaire montre aussi les photos de Paisley Park prises par les enquêteurs après la mort de Prince. Une table de maquillage jonchée de bouteilles renversées et de piles de nourriture, un lit de fortune dans une petite chambre, qui rappelle sa chambre de jeunesse où son beau-père l’enferma à clé. Prince est mort seul. Du voyeurisme ? Sûrement. Presque comme une profanation de sépulture. Faut-il laisser le monde voir l’envers du décor ? Peut-être qu’en découvrant le chaos qui œuvre en coulisse, on se sent encore plus admiratif. Le film souligne de manière poignante à quel point la vie et l’Art sont deux choses réellement séparées et comment les blessures et le désordre sont transfigurés par l’artiste. Prince, par pudeur et par entêtement, ne pouvait partager sa souffrance avec ses amis et ses fans, de même qu’il ne pouvait se résoudre à sa disparition et à régler définitivement son héritage. A la manière de ses milliers d’enregistrements cachés dans son coffre, son “Vault”, lui aussi est resté prisonnier jusqu'à sa mort. En 1988, il chantait dans "eye no" ("I Know") : "Je sais que le Paradis existe, je sais qu'il y a un Enfer Ecoutez-moi mes amis, j'ai une confession à faire Je sais que la confusion brûlait autour de moi Puis j'ai scandé Son Nom et Il m'a trouvé". Maintenant, selon ses propres croyances, il sait. |
EMail: nelsonox (yahoo.fr)
|