L'ouverture de l'écrin de métal s'effectue dans un silence absolu, on est en apnée. La surface parfaite des palets de stockage reflète notre regard extatique. On reste béat d'admiration devant cette mécanique subtile, où depuis deux décennies la main de l'Homme n'a jamais mis le pied.
Près de la tête de lecture on distingue un minuscule filament de poussière. On approche les lèvres et on exhale un léger soupir pour dégager l'intrus, qu'on espère être la cause de notre tourment. La fin de la mission est proche: on a trouvé un présumé coupable et on l'a expulsé, un vrai boulot à la Sarko.
Il est temps à présent de reconstituer l'appareil et de resserrer les vis. On réassemble, on reconnecte, on replace, on referme. Enfin on rebranche, paré pour le test ultime.
On bascule le bouton de l'alimentation électrique, l'écran s'illumine alors qu'on perçoit le son typique du grattage du disque dur. Les poings et les dents serrés on pousse un râle de cro-magnon, comme pour encourager la machine dans son effort. On se lève brusquement, tendu comme un string, une écume blanchâtre jaillissant des naseaux. L'A1200 fait tourner à plein régime son harddrive ressuscité.
Soudain s'affiche la fenêtre AmigaDOS listant en icônes les volumes accessibles, DH0 et Ram.
RRrraaaaahhh (lovely).
Par le pouvoir du crâne ancestral ! Ça marche !
Abasourdi par ce succès inespéré, on exécute a cappella "We are the Champions" dans un anglais yaourtant, tout en effectuant une danse à mi-chemin entre la Tecktonik et la Bourrée Sarthoise. Le triomphe est total. Des larmes de joie perlent et glissent sur nos joues poupines. On s'assied un instant pour recouvrer nos esprits, face au moniteur resté imperturbable devant notre accès de fougue juvénile.
On saisit la bonne vieille souris et on double-clique sur l'icône du disque dur. Tout est là, tel qu'on l'avait laissé douze ans auparavant. Des jeux, des utilitaires, des répertoires remplis de démos flamboyantes et de musiques baroques. Des logiciels pour surfer sur l'Internet de 1995, lorsqu'il était encore confidentiel et réservé à l'élite possédant un modem à 28.8 Kb/s. Un antique programme de messagerie dans lequel on lit avec délectation nos premiers échanges de courrier électronique avec notre seul pote qui était aussi équipé d'un US-Robotics Sportster Modem-Fax:
- "Salut !!!!!! C'est cool internet !!!!!! Ca roule ???"
- "Ouais ca va !!!!!!!! Trop mortel les EMails !!!!!!"
(On avait de la conversation, à l'époque)
Notre émulateur Minitel est là, lui aussi. Celui avec lequel on visitait des forums en deux couleurs et en 40x80, où des pseudonymes sibyllins se proposaient pour des swaps (*). On était des gros oufs guedins à l'époque, des rebelles qui n'avaient pas peur de l'APP (Agence pour la Protection des Programmes). On avait même des numéros de téléphone de BBS, mais pas de compte pour y accéder... On était des précurseurs du téléchargement numérique, sauf que notre débit Download c'était la vitesse de la camionnette du facteur.
Que d'émotions mes aïeux.
Tous les dossiers qu'on ouvre sont autant de petits coffres à jouet de notre modeste patrimoine personnel. En cette fin d'après-midi, tandis que par la fenêtre entrouverte nous parviennent les échos des flonflons d'une fête de village, on savoure pleinement ce trip en Nostalgi'amiga.
* Le "Swapping" était une technique en vogue à l'époque consistant à s'échanger des disquettes par la poste. (Ben quoi ? Vous vous attendiez à un truc spectaculaire ?)